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jeudi 28 septembre 2017



18 juin 2013

LE CHABANOU


      Ce matin-là devant la tombe de ma mère sous un soleil de plomb, je regardais fixement l'ouverture du caveau familial.
      Demain, maman allait rejoindre sa dernière demeure, et le fossoyeur, burin et maillet en main, descellait la lourde trappe de granite gris.
        À l'ouverture du tombeau, une odeur de putréfaction, enfermée depuis plus de trente ans, s’échappa, nous arriva en plein visage et me fit reculer d'un pas.
       Je ne me reconnaissais pas, absente, froide et détachée de tout sentiment. Je restais là figée, les bras ballants, bouche bée, devant ce spectacle qui s'offrait à moi.
       Je ne comprenais pas et ne pouvais pas croire ce que mes yeux voyaient. Dans un brouhaha confus venu de loin, je compris enfin ce que me disait l’employé des pompes funèbres. La place de ma mère était prise, la sépulture était pleine.
     Horreur, stupéfaction, incompréhension, un squatter, un intrus avait pris la place de ma mère, comment cela était-il possible? Je passai ma tête dans l'ouverture obscure de la cavité, sous le faisceau lumineux de ma torche, je vis apparaître son corps momifié dans une housse déchirée, allongé dans son cercueil pourri.
           Dans un sursaut de rage, de colère, je me mis à chercher sur la stèle une indication sur l’identité de cet importun personnage. Je vis, posée au sol, une discrète plaque de marbre noir, avec un nom inscrit sur une bandelette de métal cuivrée, « CHABANOU », c'était donc notre homme.
       Pas un instant je n'ai éprouvé de la compassion ni de l'indulgence pour LE CHABANOU, la seule chose à laquelle je pensais, c'était faire de la place à maman pour son premier jour de repos éternel bien mérité.
     Avec l'énergie du désespoir, et l'aide du fossoyeur, je sortis une à une les planches pourries de la bière, et l'enveloppe avec le corps desséché fut calée entre l'espace libre des deux rangées de cercueils.
          Puis à coups de pied de toutes ses forces, le croque-mort le fit descendre de quatre étages et toucher le fond, où il disparut dans la pénombre. Une fois notre forfait accompli, un sentiment de honte m'envahit, ce pauvre homme posé le cul entre deux chaises au fond du trou, sans son cercueil, quand même j'avais honte de moi.
       Ma mère, qui avait le cœur sur la main, recueillant chiens et chats errants, femmes et progénitures mises à la porte de leur domicile, et qui tous les Noëls mettait l'assiette du pauvre, allait se retourner dans sa tombe, suite à notre sacrilège.
           Mais comment faire, l'enterrement était programmé le lendemain, c'était elle ou lui, et j'ai choisi, la meilleure place pour elle. Les mois ont passé et à ce jour Le Chabanou est toujours dans les bas-fonds de la fosse et la cohabitation avec ma mère se passe bien.
        Il avait été enterré dans notre caveau « parce que l'on ne savait pas où le mettre, bien qu'il n'en ait pas le droit », écrit textuellement sur l'acte de la concession de l'état civil à la mairie, c'est invraisemblable cette histoire quand j'y pense.
         À toutes mes visites à ma mère, il m'arrive souvent dans mes prières d'avoir une pensée émue pour lui, seul, oublié de tous dans un entourage hostile.
        Avec le recul, je suis certaine que cela aurait bien fait rire ma mère, qui avait le sens de l'humour, sauf que moi, ce jour-là, je n'ai pas ri du tout.




                            Retrouvez cette nouvelle dans Contes de L'Obscur.

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