LE FESTIN
Chaque matin Sophie garnissait le plateau repas
d'un copieux petit déjeuner, pour son vieux tonton impotent et
gourmand. Un vieil homme obèse et cloîtré ne quittant plus la
chambre, toujours de mauvaise humeur et ayant le don de lui rendre la
vie amère. Elle déposa le breakfast sur la table, où son oncle
déjà attablé attendait, puis sortit précipitamment de la chambre
en claquant la porte. Une main veinée et gonflée empoigna le bol,
l'odeur du café et des croissants chauds embauma la pièce et le mit
en appétit.
Il ouvrit le gouffre qui lui
servait de bouche et y enfourna un croissant entier en le mâchant
bruyamment, tout en avalant une gorgée de café fumant. Sophie
allait avoir dix-huit ans, depuis la fin du collège, elle s'occupait
consciencieusement de son oncle boulimique sans rechigner. Elle
cuisinait toute la journée pour nourrir et gaver cette panse
affamée, c'était son labeur quotidien. Sur le piano de cuisson
mitonnaient à petits bouillons des daubes en sauce, des volailles à
la peau croustillante et dans le four les cuissons des gâteaux et
tartes, se succédaient toute la journée. La maison était imprégnée
en permanence d’odeurs épicées et sucrées qui se dégageaient
des marmites et du fourneau.
N'avoir aucune vie en dehors de la maison, elle s'y
était résignée, le vieux ne lui laissait pas un instant de
répit. À minuit après son dernier repas, il s’assoupissait, la
bedaine bien tendue, rassasiée mais jamais repue. Le seul moment de
tranquillité bien mérité de Sophie était la nuit. Alors, épuisée
par toute cette cuisine et cette vaisselle, elle s'endormait à son
tour, sitôt sa tête posée sur l’oreiller. Elle n'avait pas
toujours été cette jeune fille docile et dévouée, elle adorait
sortir et danser avec ses amis, elle y avait renoncé pour lui faire
sa tambouille.
Finies les sorties et la vie amoureuse, elle se
consacrait exclusivement à la préparation de ses repas.Ils avaient
tissé des liens étranges entre eux, faits d'attentions, de soins,
de rancœur et de colère, des sentiments qui se succédaient à tour
de rôle. Les courses, les plats mijotés, la pâtisserie, la
charcuterie, terminée la cuisine pour Sophie, aujourd'hui elle avait
dix-huit ans. C’était le grand jour, elle était enfin
majeure et allait entrer en possession de son héritage. Sa tête
était pleine de projets, d’aventures et de liberté. Claquer la
porte, voyager, danser jusqu'au bout de la nuit était son intention,
sa récompense. Son goinfre d'oncle devrait se débrouiller seul,
elle attendait ça depuis ses seize ans, le vent de la liberté avait
soufflé. Cet ogre qui engloutissait six à sept repas par jour, la
maintenait toute la journée devant les fourneaux et une partie de la
nuit, afin de satisfaire son appétit vorace et sa gloutonnerie.
Son règne était révolu, elle était libre et
enfin émancipée. Le temps de la disette était arrivé,
deux-cent-trente kg, la balance avait parlé. Toute cette nourriture,
la barbaque, la bidoche, la carne, rien que de la cuisiner, elle en
avait la nausée. Elle rêvait d’aliments allégés, de salade
verte et de la fraîcheur des fruits de saisons. Elle avait réalisé
son dessein, celui de le punir par son vice, la bouffe, le goinfrer,
le remplir de nourriture, jusqu'à faire éclater son gros bide de
gras-double. Elle avait jour après jour cultivé sa gourmandise, son
appétit sans limite, pour en faire une barrique de saindoux.
Elle en avait fait un drogué de la mangeaille,
bourré de cholestérol, envahi de diabète et un patient pour un
triple pontage, elle pourrait partir d'un cœur léger, elle
était vengée. Ce vieux pervers, ce débauché, son tuteur, depuis
l'enfance il l'avait dominée battue et salie. Maintenant c'est lui
qui demanderait grâce, mais elle lui serait refusée.
Le jeûne, le carême, le ramadan, il avait le
choix pour maigrir, la perte de son tablier de sapeur était son
salut. Il avait son destin dans son estomac, la gourmandise est le
premier des péchés capitaux, il pouvait bien échouer et y rester
cela ne lui faisait ni chaud ni froid, et surtout pas un cas de
conscience.
Elle vida les placards, le frigo, le congélateur,
et résilia le téléphone. En refermant la porte d'entrée, elle
l'entendit hurler et supplier, elle haussa les épaules et monta le
volume de son baladeur si fort que ses tympans en bourdonnèrent.
Elle tournait le dos à son enfance en se faisant la belle. Elle
taillait la route, en laissant son passé derrière elle, sans espoir
de retour, et sans aucun regret. La liberté et la cuisine
diététique, étaient sa nouvelle philosophie, elle serait
végétarienne.
Retrouvez cette nouvelle dans Contes de L'Obscur.
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